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HYPERLand

2014

Depuis Bulles de vie en 2005 jusqu’à ses plus récents projets (Village Démocratie, City of Dreams), Karine Giboulo creuse et déplie différentes facettes du système sociétal global de cette étrange époque qui est la nôtre, une époque des extrêmes et des excès. Un monde hyper, une société hyper. « Hypercapitalisme, hyperclasse, hyperpuissance, hyperterrorisme, hyperindividualisme, hypermarché, hypertexte, qu’est-ce qui n’est plus “hyper”? Qu’est-ce qui ne révèle plus une modernité élevée à la puissance superlative?[1] », note pertinemment le sociologue Gilles Lipovetsky. Pour lui, hyperconsommation, hypermodernité et hypernarcissisme seraient les trois principaux axes de cette ère de l’hyper dans laquelle nous sommes entrés[2]. Dans l’un de ses sens premiers, hyper signifie « à n dimensions », n désignant un nombre infini[3]. Ainsi, quand on parle d’hyperconsommation, par expemple, on désigne une consommation qui gagne toutes les dimensions de l’existence,  « une consommation qui absorbe et intègre des parts de plus en plus grandes de la vie sociale[4] ».

 

Avec HYPERLand, Giboulo effectue en quelque sorte un zoom-out, comparativement aux perspectives qu’elle a privilégiées ces dernières années, effectuant un recul face aux enjeux plus spécifiques (comme les bidonvilles et la sururbanisation, ou les réalités cachées liées aux cycles de production et de consommation des industries agroalimentaires et électroniques, pour n’en nommer que quelques-uns) pour proposer un regard plus large sur le système sociétal global, un méta point de vue qui donne à voir de multiples dimensions du monde actuel (une hyperœuvre, pourrait-on dire…).

 

HYPERLand, c’est à la fois cette utopie promise par la « démocratie libérale » et cette dystopie que crée le capitalisme marchand et financier, du moins pour certains. Dans un monde où le consommateur s’est substitué au citoyen, c’est en dépensant ses dollars pour des marchandises que les gouvernements demandent au peuple de contribuer à la relance, de faire sa part pour la nation : de « s’engager ».

 

Le sous-titre de la sculpture principale (0-1) évoque bien sûr le code binaire des technologies numériques, où (presque) tout fragment du réel a son pendant digital fréquentable via l’écran (« numériser le monde », se donne après tout pour humble mission notre ubiquiste Google). 0-1 peut aussi se présenter comme le pointage d’une joute compétitive, laissant le soin aux spectateurs de conclure, ici, qui sont les perdants et qui sont les gagnants…

 

La sculpture HYPERLand (0-1), constituée de plusieurs structures superposées se déployant du plancher au plafond, renferme étage par étage différentes composantes de la ville hypermoderne : un hyperbuilding, donc, contenant des parcelles d’usines et de bureaux, des stationnements, des tours, des centres commerciaux, des zones résidentielles… qu’on peut observer au travers des parois transparentes qui se sont substituées à quelques-uns des murs et des toits. Les scènes se déploient pièce par pièce un peu comme on lirait les cases d’une bédé, ici déployée sous forme de caricature tridimensionnelle pyramidale.

 

Au-dessus de l’édifice-ville, comme émanant de la cité en dessous : un cumulus formé de l’accumulation d’éléments en Plexiglass composant un éden (une nature luxuriante provenant de tous les continents, sans contraintes climatiques aucunes; une montagne percée de trappes à air pur; des « habitations flottantes »…). Au final, la nature dévastée par l’industrialisation y est juxtaposée à une « nature artificielle », ironiquement produite par cette même industrialisation ayant causé la destruction et la pollution généralisées des forêts, des eaux et des airs. Une « nature » désormais marchandisée, donc, et vendue aux populations comme produits de luxe; l’air respirable et l’eau potable étant absurdement transformés en biens consommables pour lesquels on doit payer. Ainsi, de la dystopie du monde réel émane le rêve idyllique promis en vain par le capitalisme marchand et financier, les œuvres de HYPERLand en venant à illustrer plusieurs pans de ce qu’il y a lieu de voir comme la supercherie hypermoderne.

 

Texte de Marjolaine Arpin

 

 

 

[1] Lipovetsky, Gilles et Sébastien Charles. 2004. Les temps hypermodernes. Paris : Bernard Grasset, p. 51.

 

[2] Charles, Sébastien. « Introduction à la pensée de Gilles Lipovetsky », dans Lipovetsky, Gilles et Sébastien Charles. 2004. Les temps hypermodernes. Paris : Bernard Grasset, p. 25.

 

[3] Ascher, François. 2009. L’âge des métapoles. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, p. 158.

 

[4] Charles, p. 25.

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